De la vieille garde à l'étreinte tendre

Tango Mystique - chapitre 19

De la vieille garde du judo à l'abrazo cerrado du tango, s'ouvrir grâce à la danse du Rio de la Plata, pour ne pas rester sur ses gardes. De la Guardia Vieja issue de l'égrégore militaire d'une jeunesse belliqueuse à la vieille école de l'étreinte amoureuse, pour rester sur la lancée du chapitre précédent (du judo au tango), de l'opposition virile à l'enlacement tendre, j'ai mis une trentaine d'années à transformer une vie relationnelle dans l'affrontement perpétuel en une relation affective portée par les vents favorables de la danse sociale. On se construit dans le sport de combat, la lutte finit par devenir un tango. Mais l'émulation n'est pas propre aux arts martiaux, elle existe également sur les champs fertiles d'un tango social dans lequel on vient pour apprendre: mais le débutant ignore encore que la porte est étroite...

"Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mène à la vie, et il y en a peu qui le trouve." (Bible, Matthieu 7-13 et 7-14)

Bien sûr que l'abrazo est une porte. Une porte du coeur. Les yeux du corps ne voient que la porte large, celle où s'engloutissent nos frustrations, nos jalousies, nos rancunes, nos rancoeurs. Les yeux du coeur, eux, aperçoivent le petit chemin, celui qui conduit à la porte invisible pour l'oeil.

A l'endroit où l'homme et la femme s'unissent, selon leur attirance naturelle qu'ils ont l'un pour l'autre, avec une intention pure, et cette tendresse juste, Jésus les rejoint, ainsi rejoint-il chaque couple, deux êtres qui s'enlacent pour marcher ensemble, deux personnes qui s'embrassent sous une même musique, et dansent en se répartissant les rôles ancestraux qui font aussi le jeu du soleil et de la lune, la splendeur du tao.

Mais c'est aussi la porte de tous les possibles. Elle est si large quand on ne regarde qu'à l'extérieur, qu'elle nous égare si nous ne rentrons pas véritablement dans notre corps, avec une grande attention, ainsi qu'un soin particulier accordé à l'Autre qui nous guide ou que nous guidons.

Etroite est la porte, en vérité, que ceux et celles qui ont des oreilles, entendent, quand l'abrazo est porté à nos plus hautes exigences, quand le tango nous souffle ce vent intérieur qui ranime le feu de la terre, ainsi que nos plus hautes espérances, celles qui finissent toujours par nous ramener à Dieu.

Du rôle sacré de la femme et du rôle sacré de l'homme, c'est bien le tango qui leur accorde une place d'exception dans notre existence de danseuse ou de danseur. L'abrazo, qu'il soit ouvert ou fermé, n'est pas anodin. Nulle part ailleurs nous avons l'occasion - et le privilège - de nous ceindre avec autant de douceur et d'affection, immédiatement après le couple qui s'aime d'un seul amour dans la chair avec le coeur, au bal comme au lit. On dit bien que le tango est l'expression verticale d'un désir horizontal. Etroite est la porte quand il s'agit d'y voir en ce désir un désir d'amour élevé, qui transcende la chair, et nous permet de nous unir en ne formant qu'une seule chair et en demeurant debout, au milieu des autres couples, un défi inlassablement répété, au fil de nos milongas, un désir d'harmonie, un désir de communion. Tango tantrique?

L'abrazo célèbre cet amour en le transcendant, le magnifiant, et la règle bénédictine y est sous-entendue, et consentie. C'est pour cela que le bal génère tant de grâce, quand on y entre avec le désir de porter son regard à l'intérieur soi. Car c'est en dedans de nous-mêmes que nous avons rendez-vous avec notre partenaire de danse.

Etroite est la porte car le masculin et le féminin sont un jeu subtil à manier avec précaution. C'est un effort sans relâche, saison après saison, dix minutes pour apprendre une figure, dix ans pour apprendre à marcher à deux. Il faut préparer son corps, le dépouiller de son fardeau, pour que le grand jeu de l'harmonie du couple trouve sa place dans notre merveilleuse amitié dansante et musicale.

C'est pour cela que je dis que la porte est étroite.

En judo, la garde a pour habitude d'opposer deux forces viriles: nous empoignons le col de l'adversaire avec la main droite. Nous saisissons sa manche avec notre main gauche. Il n'y a pas de miroir dans la garde des judokas, ou très rarement.

Tandis que l'abrazo est un regard porté vers un même horizon: celui de nous unir, comme deux pièces d'un engrenage, une horlogerie finement réglée qui brille de tout son or: je suis le reflet de l'Autre. C'est pour cela que dans l'enlacement du tango argentin, ma main gauche s'offre à une main droite tendue du même côté, et que mon bras droit reçoit le coeur de la femme, pendant que de son bras gauche, elle m'accueille en son sein.

Il arrive que certains combattants en judo aient la garde à gauche. Ceci perturbe, trouble l'adversaire.

Dans notre danse sociale qui est une célébration du féminin et du masculin dans leur union sacrée, tantrique, celui qui guide offre sa main gauche, paume vers le haut. La personne qui accepte de se laisser guider, recouvre de son bras gauche, en l'enlaçant, l'épaule de son cavalier (ou de sa cavalière).

En tango social, étroite est la porte qui mène à l'expérience de l'abrazo mystique; que de patience, de travail et d'efforts, que de douceur et de lâcher prise, pour accepter un autre être, le recevoir dans son rôle, et préparer le nôtre; il nous faut relier la terre au ciel, un défi à renouveler pour chaque pas, et entre chaque pas, pendant cet équilibre si fragile, jusqu'au prochain pas, ce fil tendu à l'horizon, la surface d'un étang au repos, la douce inclinaison des roseaux sous la brise passagère, le chant vigoureux d'un oiseau qui retentit dans la clairière juste avant que le soleil ne disparaisse derrière les cîmes de la forêt, si fragile, si rare, cet instant où le couple est promis à une véritable connexion, à une communion, si étroite est la porte, que nous sommes impatients de préparer notre corps et d'y mettre toute notre conscience à la moindre occasion qu'il nous est donné d'entrer dans un abrazo, cet enlacement béni par les Saints, qui plaît à Jésus, dont je ne peux m'empêcher à chaque fois d'y ressentir la douceur de notre Reine bénie entre toutes les femmes, Sainte Marie, Mère de Dieu.

Avignon le 30 décembre 2014

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